La presse en parle

Angélique Clairand et Éric Massé

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore pour l'Oeil d'Olivier, le 12 novembre 2024

Pour un théâtre engagé et plus inclusif
À la tête du Théâtre du Point du Jour à Lyon depuis 2019, les deux artistes multiplient les formes, les esthétiques avec en toile de fond la nécessité d’ouvrir la salle et le plateau à tous et toutes.

Depuis maintenant six ans, vous dirigez le Théâtre du Point du Jour à Lyon. Pouvez-vous nous donner les grandes lignes du projet que vous y développez ?

Éric Massé : Nous sommes arrivés avec le désir de questionner l’état du monde à travers les œuvres et les processus d’écriture. Pour cela, il était important de travailler avec des artistes -auteurs, metteurs en scène, comédiens – qui vont à la rencontre des gens pour récolter leurs témoignages. De ce fait, nous ne présentons pas de textes de répertoire et privilégions les écritures de plateau. Il en va de même pour les artistes qui ont été associés à notre premier mandat, Étienne Gaudillère et le collectif Marthe. Pour nos nouvelles collaborations, nous avons fait le choix de travailler avec des binômes, comme nous le sommes : Alice Vannier-Sacha Ribeiro (compagnie CALC), Inês Barahona-Miguel Fragata (cie Formiga Atomica) et Pascal Cesari-Liora Jaccottet (du collectif La lenteur). Tous ont des accointances dans leur processus créatif mais des esthétiques très différentes.

Angélique Clairand : Des univers clairement très différents. Tout chez eux fait théâtre et sens par rapport à notre propre positionnement en tant qu’artistes. Ils ont l’art de mettre en lumière les invisibles et de leur donner la parole. Par ailleurs, et c’est un des axes forts de notre projet, nous demandons à nos artistes associés d’imaginer des formes itinérantes et d’aller à la rencontre des publics dans des lieux « invisibilisés » où l’idée même de faire du théâtre semble antinomique. Avec les Nomades, nous allons aussi bien dans des Ehpad, des hôtels, des lycées ou des hôpitaux… L’important pour nous est de permettre aux habitants du territoire de découvrir ce qu’est le théâtre, que personne ne se sente exclu de ce que nous faisons. Notre projet est inclusif à tous les niveaux.
 

C’est-à-dire ?

Éric Massé : En dehors du dispositif nomade, nous faisons en sorte que chacun à un moment de la saison puisse s’identifier à un personnage et se projeter dans une histoire. Quand on cherche à avoir de la diversité dans la salle, il faut qu’elle existe en symétrie sur la scène. Comme l’évoquait Angélique, ce désir d’ouverture existe aussi au niveau des récits. Et le pari semble réussi.  En programmant uniquement des œuvres contemporaines qui questionnent la société, les spectateurs se retrouvent dans les histoires qui se racontent au plateau. Cette saison en est le plus bel exemple, 58 % de créations, 32 % de spectacles avec des artistes porteurs de handicaps invisibles et 20% des représentations bilingues en français et en LSF.

Angélique Clairand : Quand nous sommes arrivés, on nous avait dit, que ce serait très compliqué. Ce n’est pas commun d’avoir un projet nomade dans une métropole. Finalement après six ans à la tête du lieu, nous nous rendons compte que nous sommes identifiés dans Lyon et sa métropole entre autres grâce à ce projet. Aujourd’hui, les spectacles nomades remplissent à 92 %. Comme le disait Olivier Py, la difficulté n’est pas de faire de la décentralisation à 300 kilomètres, mais à 3 kilomètres. Nous, on peut dire que c’est la faire à 500 mètres du théâtre qui n’est pas si simple. Alors on multiplie les ouvertures à des communautés, des diversités de langues et de cultures.
 

Si vous aviez un premier bilan à faire. Quel serait-il ?

Angélique Clairand :
C’est une question complexe, car même si cela fait six ans que nous sommes au Point du Jour, les deux premières saisons ont été « covidées ». On ressent une dynamique très forte qui est le fruit de tout le travail sur le territoire que nous avons mené. Beaucoup des personnes que nous avons croisés en allant « chez eux », poussent maintenant les portes du théâtre. Ce n’est pas un hasard si nous avons choisi comme devise cette année, « Il y a quelques cas où la fiction a changé le monde », une citation tirée du spectacle d’Alice Zeniter, Je suis une fille sans histoire. Notre public est diversifié : engagé, voir militant, et plutôt jeune. Different du public que l’on trouve dans les salles de spectacles. Je pense sincèrement que c’est lié à ce que nous essayons de faire, parler du monde d’aujourd’hui.

Éric Massé : Cette diversité est synonyme d’inclusion. Dès la première saison, nous avions fait le choix affirmé que trois spectacles par an soient bilingue français et LSF. Au début c’étaient des « entendants » qui étaient aux manettes, et dont on adaptait le projet en LSF. Aujourd’hui nous inversons également le processus. Nous accompagnons des artistes sourds à créer leurs spectacles et ensuite à les adapter en langue française. Nous avons notamment accueilli et coproduit une création avec Emmanuelle Laborit, où les deux comédiennes au plateau sont sourdes et où deux entendantes prêtent leur voix. Mon prochain spectacle, Les Mots qu’on ne dit pas - Premiers pas, est écrit en partie par une autrice « entendante » et également à partir de témoignages de mamans sourdes (dont sa propre mère) qui donnent un contrepoint. Par ailleurs travailler avec la communauté sourde, nous a obligé à communiquer autrement, à imaginer des vidéos signées au lieu de longs mails. À partir de ces différentes expériences, nous avons créé un réseau dédié, Théâtre en signes – dont font partie notamment l’IVT, le Bateau Feu à Dunkerque, la Comédie de Valence – qui donne de l’ampleur aux projets et à la culture sourde.

Dans votre manière d’interroger le monde, vous avez aussi imaginé Grand ReporTERRE ?

Éric Massé : L’idée est d’interroger un sujet d’actualité en proposant à une journaliste et une metteuse en scène de mettre en commun leur savoir, leur pratique pour concocter en huit jours une performance. L’objet n’avait pas vocation à être reproductible. Mais, lors du #4 que j’ai mené avec la reporter allemande Julia Lauter et le Citizen.KANE.Kollectiv autour de la sortie des énergies fossiles et du nucléaire, nous avons eu l’opportunité de tourner à l’international. Puis la performance suivante, #5 imaginée par Étienne Gaudillère et la chroniqueuse radio Giulia Foïs sur la fameuse question « Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? », a connu une très belle diffusion en évoluant en fonction de l’actualité. Cela nous ouvre aujourd’hui à de nouvelles perspectives. À la veille de présenter le #10 – qui réunira Laetitia Guédon et Claire Chazal autour du métissage et de la nourriture -, nous imaginons déjà un FOCUS, en novembre 25, autour des Grands ReporTERRE dans plusieurs théâtres – de l’agglomération comme en France – pour, tels des sismographes, capter un état du monde.

Angélique Clairand : Par ailleurs, ce processus de création a stimulé les artistes qui y ont participé et leur a ouvert la voie à de nouvelles créations. Chacune de ces créations nous a poussé à nous déplacer tant sur la forme que sur la manière de traiter le sujet. Quand j’ai mis en scène le #9 sur la France-Afrique, Coumba Kane, la journaliste du Monde, en raison des élections anticipée au Sénégal qu’elle couvrait, est montée sur scène quasiment en descendant de l’avion. C’était passionnant et stimulant.

Éric Massé : En raison du budget serré des Grand ReporTERRE, nous avons fait le choix d’être tour à tour avec Angélique assistants. Cela nous confronte à d’autres manières de travailler, nous sort de notre étiquette de directeurs de lieu, nous ancre dans la réalité de processus créatifs innovants.
 

Vous avez une programmation très engagée…

Angélique Clairand : Les thématiques émergent tardivement. Nous avons plus de 60 % de créations et en parallèle, au fur et à mesure des spectacles auxquels nous assistons et de nos coups de cœur, les tendances d’une saison se dessinent.

Éric Massé : Autant de créations c’est une prise de risque pour nous comme pour le public. Ce qui nous motive, c’est de voir l’appétence des spectateurs pour l’inconnu et pour des œuvres qui questionnent nos sociétés contemporaines sans véritable têtes d’affiche. Pour cette saison par exemple je savais que j’allais monter Des gens comme eux. Cela nous a donné envie de mettre en parallèle d’autres spectacles autour de la justice. Et comme nous avions vu Catarina ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues, ainsi que les premières étapes de travail de Requin Velours de Gaëlle Axelbrun, cela a fait sens. C’est pareil concernant le réchauffement climatique, présent dans les préoccupations de nombreux artistes, de la fast fashion à la fonte des glaces. Un sujet dont s’empare Angélique avec un opéra itinérant, porté en partenariat avec l’Opéra de Lyon, Le Sang du glacier.

Vous créez tous les ans chacun un spectacle ?

Angélique Clairand : Non, il n’y a pas de règle. Avec Éric, nous créons quand la nécessité se fait sentir. Dans le cas du Sang du glacier, c’est Richard Brunel, le directeur de l’Opéra, avec qui nous avons déjà collaboré, qui m’a proposé de mettre en scène ce texte de Lucie Vérot Solaure sur une composition de Claire-Mélanie Sinnhuber. Étant éco-anxieuse, le sujet m’a tout de suite intéressée. La création aura lieu en décembre au Point du Jour puis partira en itinérance dans le camion de Yann Frisch, qui se transforme en salle de spectacle de 90 places.

Vous êtes à la moitié du deuxième mandat. Quelles sont les perspectives ?

Angélique Clairand : Au-delà de faire tourner le lieu et de programmer, d’autres enjeux rentrent en compte. En effet, il y une vraie nécessité d’effectuer de lourds travaux de remise en conformité. Nous sommes heureux et fiers de ce que nous avons mené et réussi notamment sur l’inclusion. Nous avons très envie d’aller plus loin et de faire en sorte que le théâtre puisse vraiment accueillir tout le monde, car actuellement, par exemple, on ne peut accueillir d’artistes à mobilité réduite.

Éric Massé : Le Point du Jour a clairement trouvé sa place dans l’échiquier culturel lyonnais. Nous sommes un peu comme la seconde marche entre les théâtres émergents (l’Élysée ou les Clochards Célestes) et les grandes scènes comme le TNP ou les Célestins. J’ai l’impression que nous sommes à une étape intermédiaire de notre projet. Nous avons d’abord proposé et présenté de nombreux projets portés par des artistes témoins. C’est-à-dire des personnes qui, souvent, ont un vécu et qui, dans leurs œuvres, sont autant créateurs que sujets. Une matière souvent autobiographique. Aujourd’hui cela évolue et on propose au public de partager des expériences conçues par des artivistes.

Cet article est à retrouver en ligne sur le site de l'Oeil d'Olivier